Déclenchée en décembre 1960, la Grève contre la «Loi unique» est un événement majeur de l’histoire contemporaine de notre région.
Le choc du rude hiver 1960-1961 marque de manière durable les mentalités. Les aînés s'en souviennent, c'est aussi une étape importante dans la prise de conscience des spécificités économiques wallonnes, à l'orée d'une décennie qui a définitivement enterré la « Belgique de papa ».
L'année 1960 est riche en rebondissements politico-sociaux : grève générale déclenchée parla Fédérationgénérale du travail de Belgique (FGTB) le 29 janvier, mouvements sociaux dans le Borinage en mars suite à l'annonce de fermetures de charbonnages, conflits dans d'autres bassins miniers durant le mois de juin et, bien entendu, les troubles qui éclatent au Congo au lendemain de son indépendance, troubles qui entraînent d'importants remaniements ministériels.
Exagérant les pertes encourues par le pays suite à la perte de son ancienne colonie, le Gouvernement PSC-Libéral de Gaston Eyskens annonce une loi-cadre, comprenant de nombreuses mesures d'économie et de redressement. Vite appelé « Loi unique », cet arsenal législatif mêle subtilement assainissements sociaux et impôts nouveaux. Bien entendu, cette annonce soulève rapidement une levée de boucliers de la part des forces progressistes qui jugent le projet de loi « d'expansion économique, de progrès social et de redressement financier » totalement imbuvable. Le programme, annoncé dans la déclaration gouvernementale de M. Eyskens du 27 septembre 1960 va provoquer, des manifestations publiques. La première a lieu à Anvers, le 8 octobre : elle rassemble des agents communaux des trois grands syndicats : chrétien, socialiste et libéral. Dans le Borinage, les affiliés dela Centraledes Francs Mineurs (Confédération des Syndicats chrétiens - CSC), continuant sur la lancée de leur combat contre la fermeture de plusieurs exploitations, décident d'aller manifester à Bruxelles avec des collègues de la région du Centre.
Publié le 4 novembre 1960, le projet de « Loi unique » suscite l'irritation dela Confédérationdes syndicats chrétiens (CSC), notamment à propos des mesures alignant « vers le bas » certains régimes privilégiés de retraite. Le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) émet quant à lui de nombreuses réserves, il déplore, par exemple, l'augmentation des impôts indirects qui va peser sur le pouvoir d'achat des ménages.
Dès le dépôt du projet, l'opposition de l'Action Commune socialiste est totale.La FGTBévoque, entre autre, le fait que 85 % des impôts prévus seront à charge des consommateurs. Les griefs sont nombreux. Les centrales professionnelles affiliées àla FGTBvont réagir successivement…
Le 17 novembre, une « journée d'études » organisée à Charleroi réunit septante cadres syndicaux. Sous la présidence d'André Renard (Secrétaire général adjoint dela FGTB), assisté d'André Genot (cofondateur dela Centrale Généraledes Services publics et président dela Fédérationnamuroise du Parti socialiste belge - PSB), ils décident de constituer un Comité de coordination des régionales wallonnes dela FGTB.
Le PSB n'est pas en reste. En octobre 1960, une «Opération Vérité » réunit trois mille personnes à Namur. Elles sont venues écouter le président, Léo Collard, qui leur propose une analyse de la situation économique et sociale. A partir du mois de novembre, des réunions analogues sont organisées, aussi bien en Flandre qu'en Wallonie et les militants prennent alors la mesure des sacrifices qui vont être demandés à la population par le biais de la «Loi unique ».
Le premier débrayage a lieu à Liège le 21 novembre. Cinquante mille travailleurs cessent le travail pendant deux heures. Trois jours plus tard, ce sont les salariés de Verviers et du Hainaut. Sila FGTBest à la pointe du combat, les travailleurs affiliés à d'autres organisations font pression sur leurs délégués. Le Conseil Fédéral des Syndicats chrétiens de Charleroi- Thuin, par exemple, « estime que le projet de «Loi unique» contient des dispositions inadmissibles pour le mouvement syndical ».
A partir du mois de décembre, le mouvement s'emballe. Le 14, veille du mariage royal, les travailleurs débrayent. Plus de trente mille manifestants se massent à Liège, surla Place Saint-Lambert, pour écouter André Renard et Simon Paque, Député et président dela Fédérationliégeoise du PSB.
Le 19 décembre, la délégation syndicale des Ateliers de Constructions Electriques de Charleroi, dominée par des délégués communistes, impose l'arrêt du travail. Les ouvriers des ACEC emmèneront dans leur sillage bon nombre de leurs camarades du Pays Noir. Le lendemain, les députés, dans une ambiance houleuse, débattent de la «Loi unique» » à la Chambre. Au même moment, les mots d'ordre de grève se répandent comme un traînée de poudre : les ouvriers de la voirie à Bruxelles, les dockers d'Anvers, les cheminots de Charleroi, les enseignants de l'Université du Travail, les ouvriers liégeois de Cockerill-Ougrée, de l'Espérance-Longdoz ou des Tubes dela Meuse, leurs collègues hennuyers des Aciéries et Minières dela Sambreou des Hauts Fourneaux de Thy-le-Château,… le mouvement réunit ouvriers, employés, techniciens, fonctionnaires, de toutes les régions et de tous les secteurs.
A partir du 22 décembre, le Mouvement se durcit, la réaction du Parti Social Chrétien, le parti du Premier ministre ne tarde pas. Dans un communiqué, il stigmatise les « grèves insurrectionnelles » et demande « au gouvernement de prendre d'urgence les mesures nécessaires pour maintenir l'ordre du pays ». La situation semble tellement grave que le cardinal Van Roey, archevêque de Malines, lance un appel où, invoquant la fête de Noël, il invite à la reprise du travail et s'adresse aux syndicats pour qu'ils « ramènent leurs affiliés dans le droit chemin et à une meilleur compréhension de l'intérêt de tous ». Cet appel, tombant en plein examen des projets gouvernementaux par la CSC, ne peut, on le comprend aisément, que semer le trouble dans les rangs du syndicat chrétien…
Les grèves continuent, le Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB met sur pied de nouvelles actions. A Liège, on fait appel à l'armée pour renforcer les contingents de gendarmes. Dans la région de Namur, on signale des sabotages sur les voies de chemin de fer ; les ouvriers des ACEC menacent de marcher sur Bruxelles. Le samedi 24 décembre, le journal La Wallonie, dirigé par André Renard, est saisi. Dans son éditorial, le quotidien avait exhorté les soldats à ne pas s'opposer aux manifestants. Le 27 décembre est une journée de forte mobilisation des protestataires. A La Louvière, 20000 travailleurs se rassemblent face àla Maison du Peuple. Ils sont 10000 à Bruxelles, 15000 à Liège, 12000 à Quaregnon. A Gand, de violents incidents se déroulent à l'intérieur du local socialiste « Ons Huis » où les gendarmes ont acculé les manifestants. Le 29, ils sont plus de 20000 à Anvers. André Renard brandit la menace de l'abandon de l'outil. Le 30 décembre, des Bruxellois brisent les vitres du siège dela SABENA dont le Directeur adjoint avait menacé les grévistes de sanctions. Des bagarres éclatent alors entre gendarmes et grévistes. Coincé dans ces échauffourées, un passant trouvera la mort, tué par un technicien qui déclarera avoir tiré pour « dégager un gendarme pris à partie par les manifestants ». L'annonce de ce décès va encore durcir le mouvement. Un peu partout, les barricades fleurissent. A Verviers, le bourgmestre interdit les rassemblements de plus de cinq personnes.
Après la trêve du Nouvel-an, les meetings et manifestations reprennent. Le 3 janvier, pour la première fois, les députés socialistes wallons se réunissent sans leurs collègues flamands et bruxellois. A Ivoz-Ramet, devant plus de 10000 personnes, André Renard prononce un discours qui fera date. Si le gouvernement ne plie pas, il menace d'actionner l'arme absolue, l'abandon de l'outil. En outre, il se prononce clairement pour le fédéralisme. Cette revendication reviendra dans la suite de la grève ; le coq wallon va peu à peu prendre place parmi les drapeaux brandis par les manifestants du sud du pays.
A partir du 5 janvier, le mouvement commence à régresser, notamment en Flandre et à Bruxelles mais en Wallonie, les actions se durcissent. Le 6, André Renard prend la parole à Liège devant une place Saint-Paul noire de monde. A l'issue de son discours, il demande aux grévistes de se disperser dans le calme. Pourtant, deux mille manifestants vont gagner le centre ville. Les déprédations vont se multiplier : la Grand' Poste, les locaux du journal La Meuse (accusée de délation), des banques, le siège de l'Union des classes moyennes ainsi que la gare des Guillemins vont subir de violents assauts. Les affrontements avec la police vont durer des heures. Devant la gare, l'armée n'hésite pas à tirer en l'air. Le bilan de la journée est lourd ; 275 blessés dont neuf grièvement. Le lendemain, l'un d'eux, blessé par balle, devant les Guillemins, décède.
Le gouvernement décide de ramener 3000 soldats casernés en Allemagne pour assurer la protection des ouvrages d'art et des installations ferroviaires. Les actions, désormais concentrées en Wallonie, hormis les îlots de résistance d'Anvers et de Gand où les travailleurs portuaires et les métallos tiennent bon, réussiront à rassembler, ça et là, quelques milliers de manifestants. A Huy, à La Louvière, à Mons, les grévistes montrent encore leur détermination…avec parfois des tensions comme à Charleroi où Arthur Gailly, député et secrétaire régional dela FGTB, leader local attaché au système unitaire, résiste aux appels des militants réclamant la venue d'André Renard.
Entamé quatre semaines auparavant, le mouvement commence à s'essouffler. Après de violents incidents survenus à Charleroi où une bataille de rue à vu s'affronter gendarmes et manifestants, après une réunion tenue à Verviers où Jacques Yerna, rédacteur en chef de La Gauche et secrétaire national du secteur Gazelco exhorte les députés socialistes à démissionner, le projet de « Loi unique» » est adopté àla Chambre. La grève ne s'éteindra pas pour la cause, des foyers subsistent, essentiellement à Liège et dans le Hainaut. Observant un mot d'ordre émanant du Comité de coordination des régionales wallonnes dela FGTB, les 150000 derniers grévistes reprendront le travail le lundi 23 janvier.
Si la grève contre la «Loi unique», également appelée la « Grande grève », n'a pas réussi à faire plier le gouvernement de l'époque, elle a eu le mérite de faire « percoler » les revendications fédéralistes qui germaient dans les esprits de nombreux cadres syndicaux vers leurs affiliés. Conscients des spécificités de la structure industrielle wallonne, des leaders tels que André Renard, André Genot ou Robert Moreau réussissent à populariser l'idée de réformes de structures alors que les politiques de l'époque -tous partis confondus- s'accrochent encore à une vision unitariste dela Belgique. Conscientsde l'élan qui vient de se créer après plus d'un mois d'une lutte âpre et sans merci, ils fondent, dès le printemps 1961, un puissant groupe de pression, le Mouvement populaire wallon. Mais cela, c'est une autre histoire…
F.M.-P. - Responsable du Fonds d'Histoire du Mouvement Wallon (FHMW)
Le Fonds d'Histoire du Mouvement wallon possède dans ses collections nombre de documents d'époque. De nombreux fonds d'archives, des périodiques, des monographies, des photographies…peuvent déjà être consultés.
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