Retour sur la plus grande grève belge du 20e siècle
En cette fin d'année 2020, revenons sur un évènement qui a marqué l'histoire sociale et économique de la Wallonie mais aussi le Mouvement wallon à savoir la grève de l'hiver 1960-1961. Pendant 34 jours, la Wallonie a été paralysée par cette mobilisation qui a propulsé André Renard à la tête d'un mouvement de protestation inédit qui s'est largement répandu dans les bassins industriels du Hainaut et de Liège.
Contexte historique
Rappelons les circonstances qui précèdent ces manifestations de grande envergure. Au lendemain de l'indépendance du Congo, la Wallonie connait une récession : fermeture de charbonnages et amorce du déclin dans le secteur de la métallurgie. Fin septembre 1960, le gouvernement catholique-libéral dirigé par Gaston Eyskens présente un programme de mesures d'assainissement et de redressement sur le plan économique et financier, regroupées en une « Loi unique ». Ce texte ne comprend pas moins de 133 articles qui prévoient de nouveaux impôts, le contrôle accru des chômeurs, l'augmentation de l'âge de la retraite, des coupes budgétaires dans le secteur des services publics ou encore des mesures drastiques dans l'assurance maladie-invalidité. Cette Loi unique entraîne une réaction de la part du P.S.B. (Parti socialiste belge) qui s'y oppose officiellement le 14 novembre 1960. Parallèlement, l'Opération vérité déclenchée par l'Action commune socialiste promeut son programme économique socialiste et organise des réunions dans tout le pays, surtout en Wallonie, dès la fin du mois d'octobre et en novembre. Liège se démarque en organisant une douzaine de réunions sur son arrondissement du 14 au 18 novembre.
Les prémices d'une grève spontanée
Le premier débrayage contre la Loi unique a lieu à Liège le 21 novembre : plus de 60.000 travailleurs font un arrêt de travail pendant 2 heures. André Renard prend la parole à Herstal et annonce déjà que la lutte dépassera le simple retrait de la Loi unique. En décembre, les mots d'ordre syndicaux se précisent et des menaces de grève se multiplient. Une grande manifestation, prévue initialement le 15 décembre, jour du mariage du roi Baudouin, est organisée le 14 décembre, – un jour de congé ayant été octroyé pour les festivités royales. Une grande mobilisation est observée dans toute la Wallonie mais aussi à Bruxelles et à Gand.
Le 20 décembre, alors que le débat sur la loi-cadre débute à la Chambre, un débrayage spontané des services publics se produit. La grève s'étend rapidement aux grandes entreprises du bassin industriel : Cockerill, Espérance Longdoz, Tubes de la Meuse, Phoenix Works… Les délégués syndicaux qui préconisent, dans un premier temps, la temporisation, vont reprendre le contrôle de la situation en se regroupant, en Wallonie, autour d'André Renard. Un organisme informel, le Comité de coordination pour la Wallonie, a en effet vu le jour le 14 décembre : c'est ce comité qui prendra la direction effective de la grève, à partir du 23 décembre. Il exigera non seulement le retrait de la Loi unique - appelée aussi Loi de malheur - mais aussi la mise en place de structures fédérales.
Et puis le coq wallon entra dans la danse…
Sous l'impulsion de Jacques Hoyaux et de Maurice Bologne, les grévistes arborent fièrement le coq wallon dès le 23 décembre avec des slogans comme « la Wallonie en a assez ». André Renard fait imprimer des affichettes avec le coq rouge sur fond jaune avec l'inscription suivante « La Wallonie lutte ». Le Fonds d'Histoire du Mouvement wallon, géré par le Musée de la Vie wallonne, conserve plusieurs tracts et affiches édités à l'occasion de la grève de 1960-1961. Les différentes déclinaisons du coq wallon renvoient à plusieurs « commanditaires » et illustrent une production réalisée à la hâte de façon « impulsive ». Les slogans pour une Wallonie fédérale se multiplient et montrent le tournant que prend la « grève du Siècle ». La connotation communautaire est de plus en plus présente. Dès le 2 janvier 1961, une nouvelle revendication s'ajoute au retrait de la Loi unique : la réforme des structures politiques de l'État. Les délégués des fédérations wallonnes du PSB et du comité de coordination des régionales wallonnes FGTB réclament l'autonomie de la Wallonie.
S'ensuit une période endeuillée
Le 3 janvier est déclaré Jour de deuil par la FGTB dans toute la Wallonie, avec pour but entre autres de voir l'impact de la grève. D'importantes concentrations ouvrières sont observées dans toutes les régions du pays. Des affiches sont imprimées à cette occasion par le Comité national d'Action commune. C'est dans ce contexte qu'est créé, le 5 janvier, un nouvel hebdomadaire, Combat, avec un éditorial d'André Renard. Il brandit l'arme ultime : la menace de l'abandon de l'outil[1]. Cette dernière ne sera jamais mise en application, le but étant de relancer le mouvement et d'exercer une pression sur le gouvernement.
Entre-temps, la grève régresse à partir du 5 janvier au Nord du pays, alors qu'elle se durcit au Sud, en particulier à Liège. Le lendemain, des incidents violents éclatent à la gare des Guillemins, à la Grand'Poste mais aussi dans les locaux du journal La Meuse comme en attestent plusieurs photos issues du Fonds Desarcy-Robyns. L'affrontement le plus dur se produit devant la gare des Guillemins, où l'armée défend seule l'édifice. Le bilan est lourd : 75 blessés dont 9 grièvement. L'émotion s'intensifie, lorsque l'un des blessés décède. Pour endiguer cette violence, le gouvernement Eyskens fait rappeler 3.000 soldats casernés en Allemagne.
Et malgré tout…
Toutes ces manifestations n'empêchent pas l'adoption de la Loi unique à la Chambre par 115 voix contre 90 et 1 abstention. Ce même jour, le 13 décembre, plus de 400 mandataires socialistes réunis à Saint-Servais déclarent remettre leur mandat à disposition du parti, qui les refuse. Lors de ce meeting, une résolution est votée à l'unanimité : elle prévoit une demande d'audience au roi pour lui remettre un mémorandum (Pour sortir de l'impasse) ayant pour but d'exposer le problème wallon. Le 21 janvier, la grève fait une nouvelle victime qui portera à quatre le nombre de morts durant cette mobilisation. Le même jour, le Comité de Coordination des Régionales wallonnes de la FGTB prend la décision de suspendre la grève et de donner une autre impulsion à leurs revendications. Ce sera notamment le Mouvement populaire wallon (MPW), qui voit le jour en février 1961. Ce groupe de pression qui réunit à la fois des anciens et des nouveaux militants wallons se donne deux missions : réformes de structures et fédéralisme. Organisé en sections locales et régionales, le Mouvement diffuse sa propagande via l'hebdomadaire Combat. Il revendique un statut particulier pour les Bruxellois, prend position pour le maintien des Fourons dans la Province de Liège. Il connaît un succès croissant, même si le décès de son président André Renard en juillet 1962 lui porte un rude coup.
Au lendemain de la grève du Siècle, des différends voient le jour au sein de la majorité gouvernementale : des élections anticipées se tiennent le 26 mars 1961. Le gouvernement socialiste-chrétien Lefèvre-Spaak est nommé. Tant la Belgique que le Mouvement wallon sortent marqués de ces évènements. En 1970 s'opère une première révision de la Constitution belge qui annonce le début du processus de fédéralisation progressive de l'État belge, par la création de trois communautés culturelles et la reconnaissance formelle de trois régions qui ne seront « opérationnelles » qu'en 1980 pour la Flandre et la Wallonie, et qu'en 1989 pour Bruxelles-Capitale.
Sur le catalogue en ligne des collections, retrouvez de nombreuses traces de cette grande grève : collections.viewallonne.be
Cécile Quoilin, Conservatrice du Musée de la Vie wallonne.
Références bibliographiques :
1885-1985. 100 ans de socialisme, [s.l.], 1985, p. 234-241.
DELFORGE P., « Grève contre la Loi unique (hiver '60-'61) et Mouvement wallon », dans Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000, t.2, p. 755-759.
DELFORGE P., « Renard André », dans Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2001, t.3, p. 1380-1387.
FLAGOTHIER-MUSIN L., Liège. Histoire des fédérations, Bruxelles, 1985, (Mémoire ouvrière), p. 187-193.
IHOES, Epopée. La Centrale Générale FGTB Liège-Huy-Waremme : maître d'œuvre de l'unité ouvrière, Liège, 2020, p. 202-203.
Légendes des illustrations :
1. Vignette appelant à manifester contre la Loi unique à Liège le 14 décembre 1960 représentant le coq wallon, Fonds d'Histoire du Mouvement wallon.
2. Manifestation contre la Loi unique à Liège le 14 décembre 1960, Fonds Desarcy-Robyns.
3. Vignette distribuée lors de la grève de l'hiver 1960-1961 représentant le coq wallon, Fonds d'Histoire du Mouvement wallon.
4. Affiche distribuée pendant la grève de l'hiver 1960-1961, Fonds d'Histoire du Mouvement wallon.
5., 6. et 7. Manifestation contre la Loi unique, 3 janvier 1961, Fonds Desarcy-Robyns. Sur la photo n°5, André Renard prend la parole.
8. Affiche éditée à l'occasion de la Journée de deuil le 3 janvier 1961, Fonds d'Histoire du Mouvement wallon.
9. Manifestation contre la loi unique, janvier 1961, Fonds Desarcy-Robyns.
10. Manifestation contre la Loi unique, 20 janvier 1961, Fonds Desarcy-Robyns.
11. Enterrement d'un gréviste décédé des suites d'une manifestation contre la Loi unique, Fonds Desarcy-Robyns.
12. Premier numéro de l'hebdomadaire wallon Combat, 5 janvier 1961, Fonds d'Histoire du Mouvement wallon.
13. et 14. Tract distribué lors de la grève de l'hiver 60-61 s'opposant au syndicaliste André Renard, partisan du fédéralisme représentant un coq wallon.
15. Affiche incitant à devenir adhérant du Mouvement populaire wallon, postérieur à 1961, Fonds d'Histoire du Mouvement wallon.
[1] L'abandon de l'outil signifie que les grévistes laissent les outils de production sans personnel de maintenance, rendant la reprise des activités très difficile et lente.